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Contre ce fléau qu’est le coronavirus, il y a les gestes barrière, impératifs, partie intégrante de la « distanciation sociale », ce mot terrible, mais dont on voit bien la raison d’être. Rien de tel, cependant, que la littérature pour nous permettre, en ces temps de confinement, de renouer avec autrui et de passer outre les murs qui nous séparent de nos semblables.
À défaut de réparer dans l’instant le monde et les vivants, la littérature, notamment anglo-américaine, celle qui prend l’épidémie pour sujet, donne matière à de saines lectures. Non que les récits, les romans, puissent se prévaloir d’une quelconque propriété immunisante – cela se saurait. Mais la peste racontée dans de si nombreuses histoires, elle du moins, ne s’attrape pas ! Mieux, si l’on en croit du moins le Deleuze de Critique et Clinique, dans son rapport à la « vie », donc à la mort, la fabulation relève bel et bien d’une « entreprise de santé » ; de surcroît, loin de déréaliser le monde, la fiction en saisit au contraire la vérité profondément anthropologique : « le monde est l’ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l’homme ».
C’est à ce titre que les écrivains montent au front de l’épidémie et s’aventurent en terrain contaminé. Autrefois à Thèbes, hier dans la Florence du Décaméron, plus près de nous, à Boston ou au sein du Londres des XVIIe ou XXIe siècles. Pour en rire, à l’occasion, ce que fait E.A. Poe, dans la nouvelle « Le roi Peste » (1835), composée à l’époque où le fléau sévit encore sur la côte Est des États-Unis : entre mauvais jeux de mots (sa « Sérénissime Altesse l’archiduchesse Ana-Peste ») et humour noir, la peur change de camp et le roi Peste passe à la trappe, culbute des plus réjouissantes par laquelle il nous est donné, par procuration, de faucher la Grande Faucheuse.
Mais l’exorcisme ne fonctionne pas à tous les coups. En règle générale, ce que la littérature privilégie, en se colletant aux épidémies et autres fléaux, ce n’est bien sûr pas la recherche d’un hypothétique vaccin, mais plutôt la conjonction singulière d’une « agency » (agentivité), entre impact ravageur du fléau et actions menées contre lui, souvent infructueuses mais parfois couronnées de succès, et d’un terrain, d’un territoire, « local » d’abord, puis de plus en plus « global », rejoignant ainsi la marche du monde.
L’épidémie en l’abbaye
À l’entame de « Le Masque de la Mort rouge » (1842), nouvelle du même E.A. Poe, trois phrases lapidaires plantent le décor :
« Depuis longtemps, la “Mort rouge” dévastait le pays. Aucune peste n’avait jamais été si fatale, ni si atroce. Son symbole, aussi bien que son sceau, était le sang. »
Un décor indéterminé, universel, au service d’une allégorie à la force de concentration, et donc de signification, maximale. Dans l’espoir d’échapper au fléau qui a déjà décimé la moitié des habitants de ses domaines, le Prince Prospero se retranche avec un millier de ses amis derrière les hauts murs d’une abbaye fortifiée. Il organise un bal masqué dans sept superbes chambres, chacune tapissée d’une couleur différente et orientée selon les points cardinaux, d’est en ouest, à l’image des sept âges de la vie et de la course du soleil. Alors que la « licence carnavalesque » bat son plein et que s’égrènent les coups de minuit, un intrus spectral portant un masque d’une rigidité cadavérique fait son entrée. Prospero veut le mettre en fuite, mais la mort le saisit sur place. Et les autres danseurs de choir l’un après l’autre dans les salles maculées de sang :
« Et les ténèbres, la pourriture et la Mort rouge étendirent sur toutes choses leur empire illimité. »
L’illusion de qui croit tenir l’épidémie hors les murs vole en éclats. « Comme un voleur », référence ici à Matthieu 24, 45, celle-ci s’est nuitamment introduite dans la place forte, pour faire payer au prince son arrogance, sa prospérité, son insensibilité à la tragédie qui frappe ses sujets.
Si la chute de la nouvelle ne saurait surprendre – qui ignore encore que la peste, comprenons la mort, est la toute-puissante « niveleuse » ? –, ce qui fascine, ce sont les peurs et les fantasmes projetés, par la force de la fiction, sur le fléau.
À savoir un imaginaire, celui de la rétribution, du châtiment, ainsi qu’une « métaphore », au sens où l’entend Susan Sontag (La Maladie comme métaphore, 1979), ici celle du sang écarlate. L’un et l’autre sanctionnent pour l’heure les « autres », forcément riches et licencieux, en attendant de s’en prendre à chacun de « nous », hypocrite lecteur/lectrice. La surenchère à laquelle se livre Poe, à grand renfort d’images plus « bizarres » les unes que les autres, apparente le conte à un mauvais rêve, indécidable quant à la réalité de son dénouement, ne convoquant la luxuriance et la transgression qu’aux seules fins de les bannir d’un trait de plume. Car, in fine, c’est l’écrivain qui prononce l’arrêt de mort, s’arrogeant ainsi le plus envié, mais aussi le plus redouté des arbitrages.
La peste en ville
Le très glaçant Journal de l’année de la peste (1722), écrit par Daniel Defoe, créateur de l’immortel Robinson Crusoe, a pour cadre une métropole surpeuplée, la capitale du royaume d’Angleterre. Près de 60 ans après les faits, il revient sur les ravages occasionnés par la peste bubonique dans le Londres des années 1665-1666, ici ramenées à 12 mois : unité de temps, d’action et de lieu, pour un total de 100 000 morts, très en excès sur les chiffres officiels faisant état de 68 590 victimes. Mêlant habilement faits et fiction, le récit, qui n’est pas un roman, documente l’implacable montée en puissance du fléau et dresse la comptabilité morbide des cadavres, à coups de tableaux et de statistiques.
À mesure que les observations s’enchaînent, sans autre forme de procès, apparaît un Londres fantomatique, vidé de ses habitants les plus riches et déserté par la Cour qui a trouvé refuge à Oxford. Un Londres qui se barricade, les malades comme les valides, car ce que donne à voir le Journal, c’est la mise en place de nouvelles techniques sanitaires initiées par les pouvoirs publics – le « bio-pouvoir » de l’époque, pour le dire avec Michel Foucault. Le choix y avait été fait de la quarantaine, du confinement, option contestée par le narrateur, qui y voit, outre une efficacité réduite, une atteinte aux libertés fondamentales, doublée d’une entrave à l’indispensable sociabilité qui fait de nous des animaux qui se parlent, de maison à maison, de fenêtre à fenêtre (comme on a pu le voir récemment, dans les villes d’Italie prises au piège du coronavirus).
Du reste, sur la durée, la compassion, le souci de l’autre, cèdent la place au fatalisme et à l’égoïsme du « chacun pour soi ». S’efface même la curiosité, un brin voyeuriste, dont fait d’abord preuve le diariste-ethnographe, battant le pavé en tous sens et pressé de mener l’enquête sur son « terrain », comme le diraient les sociologues, celui d’une ville entre-temps partiellement dévorée par les flammes « du Grand Incendie ». Toutefois, et c’est à cela que se mesure la force de la littérature, il donne à entendre, derrière les portes et les fenêtres hermétiquement closes, les cris des milliers d’agonisants à jamais anonymes dont la plainte continue de résonner jusqu’à nous.
Mais c’est le choix improbable fait par celui qui signe H.F., initiales derrière lesquelles on s’est plu à reconnaître l’oncle de l’écrivain, Henry Foe, qui polarise l’attention. Pourquoi n’a-t-il pris la fuite, seul remède efficace contre la virulence de l’épidémie ? Parce qu’il est célibataire, sans autre personne à charge que lui-même, et qu’il ne pouvait se permettre de laisser péricliter son activité commerciale. Parce que là est sans doute le destin du sujet, de l’individu de classe moyenne, dans une société libérale. Donnant quitus aux « services publics » qu’il remercie pour leur dévouement, il félicite également les personnels de santé, les vrais, du moins ceux qui sont restés fidèles au poste. Sans oublier de fustiger les charlatans et autres prophètes de malheur qui prolifèrent en pareille circonstance. Malgré les évidentes différences liées au contexte et aux mentalités du temps, les observations politiques frappent par une forme de constance : Defoe admet que la peste s’en est prise le plus durement aux pauvres de Londres. Cynique, il note même que la létalité extrême dans les quartiers les moins favorisés a, tout compte fait, préservé la « paix sociale », en évitant attroupements et émeutes.
De son temps, le Journal l’est pleinement, en ce qu’il fait de la Providence divine l’agent unique de la tragédie, à l’origine de son déclenchement comme de sa très miraculeuse interruption. Pour le reste, sur la conduite humaine par temps de crise épidémiologique majeure, sur les querelles, notamment religieuses, précédant l’irruption de la peste en provenance de Hollande et qui reprennent aussitôt après, les leçons dispensées par le Journal sont résolument nôtres.
Le virus en tout point du globe
Quatre ans après la mort de son compagnon, le poète P.B. Shelley, Mary fait paraître Le Dernier homme (1826), placé sous le signe d’une mondialisation éminemment funeste. Dans un XXIe siècle assez peu futuriste, une épidémie fait rage. Son origine se situe quelque part dans le bassin du Nil, aux origines de l’humanité, son épicentre se trouve à Constantinople, toujours aux mains des Ottomans, et qu’assiègent les Grecs en quête de leur indépendance, et c’est en Occident qu’elle finira sa course.
Les épidémies, on l’aura noté, ont toujours leur origine « ailleurs », de préférence en Orient, la faute à l’orientalisme. Dans un premier temps, l’Angleterre se croit à l’abri de la contamination : son passé de citadelle inviolée plaide pour elle. Anglais expatriés, suivis par des hordes d’Italiens et d’Espagnols, auxquels se joignent Étasuniens et Irlandais, se replient alors en masse sur cette terre bordée d’eau, devenue une République. Mais à cette « crise migratoire » aiguë va se surajouter une infection généralisée : Londres est à son tour nettoyée de ses habitants.
Frappant au hasard, se jouant des médecins, réduits à l’impuissance la plus totale, la peste se répand sur toute la surface du globe. Ajoutons que la romancière semble mettre un point d’honneur à ne pas « théologiser » un fléau a priori perçu comme « athée » : à la différence de l’immense majorité des ouvrages qui prennent les épidémies pour objet, Shelley se garde bien, elle, de mêler Dieu à cette affaire de contamination énigmatique quant à ses causes. Peu à peu, l’humanité entière s’éteint, à l’exception de Lionel Verney, le « dernier homme » du titre, double masculin de l’auteure.
Longtemps négligé par la critique, qui lui préférait Frankenstein et son ambition prométhéenne, fut-elle avortée, le roman bénéficie à présent d’une attention soutenue – très largement, il est vrai, depuis l’épidémie du sida dans les années 1990. Aux yeux des spécialistes des études postcoloniales, l’épidémie est la réponse du berger à la bergère, la riposte, légitime, apportée par les « subalternes » à l’impérialisme britannique et à sa domination sans partage.
On fait également un sort à la manière dont la fille du pourtant très rationnel William Godwin bat en brèche le mythe progressiste de l’invincibilité de la science. Tout en se voulant d’anticipation, le roman s’affirme contemporain de la découverte d’un paradigme majeur, celui de « l’extinction ». Extinction des dinosaures, documentée et théorisée par Georges Cuvier, l’auteur en 1812 des Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, ouvrage que Mary Shelley connaissait bien. Du quadrupède au bipède, elle aura aisément franchi le pas, preuve s’il en est qu’à chaque nouvelle épidémie, fictive ou réelle, de nature connue ou inconnue, c’est l’avenir du genre humain qui se joue, apparaissant à chaque fois plus sombre et moins assuré. Une dimension prophétique que Jack London reprendra à son compte, avec La Peste écarlate (1912), également située au XXIe siècle, l’universitaire James Smith y apparaissant comme le dernier survivant d’une période d’extinction qu’il entreprend de raconter à ses petits-enfants, lesquels n’en ont cure.
La forte composante autobiographique du livre de Mary Shelley en fait enfin un roman à clefs. Le vide planétaire y est d’abord un vide d’hommes, ces « grands hommes » qui peuplaient son univers intellectuel et sa vie de femme : ils avaient pour nom Lord Byron et P.B. Shelley, ils sont morts jeunes, faisant d’elle une veuve à jamais endeuillée. C’est leur « Disparition » qu’elle met en scène à grande échelle, et on a en tête ici, fût-ce en filigrane, le récit éponyme de George Perec, de 1969, dans lequel, au travers de l’absence de la voyelle « e », se configure le vide béant laissé par la mort et l’extermination de membres de la famille de l’écrivain, dans des circonstances historiques il est vrai tout autres, mais à l’époque où sévissait une autre lèpre hideuse, celle du nazisme.
Dans le roman de Mary Shelley, comme dans ceux de ses confrères et consœurs en écriture, se fait jour la réalité d’une observation, consignée par Defoe, mais chacun l’aura faite sienne : « La peste est un ennemi [« enemy », en anglais, mais également « foe »] redoutable, elle s’arme de terreurs telles qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être assez fort pour y résister, ni de se sentir prêt à s’opposer à la violence du choc qu’elle occasionne. »
Si, devant l’épidémie qui est parmi nous, la peur nous prenait, à l’idée des « terreurs » qu’elle inspire et du « choc » qu’elle inflige, souvenons-nous qu’il est donné à quelques grands livres de se sentir assez forts, assez armés, pour s’y « opposer ».
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Marc Porée, Professeur de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.