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Fin janvier le suicide d’un jeune Gambien demandeur d’asile, noyé à Venise sous les yeux des passants, a profondément choqué la ville et l’Europe, rappelant le désespoir des migrants. Son décès tragique fait écho à celui d’une jeune ivoirienne, également réfugiée, morte dans un centre pour migrants près de cette même ville en début d’année. Plusieurs d’entre eux avaient protesté contre les conditions de vie dans le lieu : 1 400 personnes étaient logées dans une structure prévue initialement pour 540.
De tels incidents émaillent régulièrement l’actualité italienne depuis que des milliers de personnes se retrouvent inscrites dans un dispositif « humanitaire » d’urgence, à son tour, en crise. L’Italie a recensé en 2016 l’arrivée de plus de 181 000 migrants, dont de nombreux mineurs isolés. Parmi eux, on comptait 133 727 personnes dans les structures temporaires (77,7 % du total), 14 015 dans des centres de premier accueil, 1 225 dans les « hotspot » et 22971 dans les centres du Système national pour les demandeurs d’asile (SPRAR).
La situation actuelle, critique pour manque de moyens financiers et pour « une approche de contention », nous incite à revenir sur l’évolution des conditions d’accueil des étrangers en Italie dans les deux derniers décennies, et à considérer comment, à Venise, une expérience alternative a été possible sur cette période.
L’expérience des Balkans
À la suite du conflit aux Balkans, « 80 000 réfugiés ont étés accueillis en Italie : plus de 70 000 obtinrent un permis de séjour pour raisons humanitaires, dont 57 000 entre l’octobre 1991 et l’octobre 1995 » écrit l’expert en migration Christopher Hein.
« Seulement 2000 trouvèrent une place dans des centres d’accueil mis en place par l’État […]. Tous les autres bénéficiaient de l’hospitalité et de l’accueil auprès de mairies, associations, paroisses, centres pour les pèlerins et d’autres institutions non étatiques ».
Entre 1992 et 1993 environ 500 personnes s’installent sur le territoire vénitien. Face à une prolifération de campements spontanés la municipalité et la collectivité répondent rapidement à la nécessité concrète d’organiser cette présence dans la commune (qui en 1992 comptait environ 310 000 habitants tout en cherchant à ne pas se limiter à une démarche de simple assistance.
Cette mobilisation solidaire nous renvoie inévitablement à la situation actuelle. La violence du conflit syrien et l’instabilité géopolitique générale ne cessent d’alimenter une mobilité humaine en exil, tournée aussi vers l’Union européenne. Or l’UE semble limiter son horizon d’action au maintien d’une logique gestionnaire d’urgence et de contrôle. En revanche, les élans solidaires des citoyens et des pouvoirs locaux qui essaient d’imaginer des politiques alternatives d’accueil et d’hospitalité se multiplient.
La ville-refuge
Ainsi, depuis 2015 on observe la « renaissance » de la notion de ville-refuge, voir de l’engagement, différemment décliné, des pouvoirs locaux dans la prise en main des conditions et des logiques d’accueil des étrangers, qui compense une progressive déresponsabiliation étatique.
Ces expériences des villes-refuges – ville d’asile, ville hospitalière ou solidaire ou encore « sanctuaire », Sanctuary city –, prennent de l’ampleur et s’imposent dans le débat public.
Il ne s’agit pas pourtant de quelque chose d’inédit : la ville de Venise a une expérience d’accueil qui la caractérise.
L’emergenza (urgence) à Venise
Dans les années 90, la situation initiale n’est pas des plus simples, en raison de problèmes d’ordre matériel, sanitaire et socio-culturel. L’engagement de la mairie fait la différence : elle organise des assemblées citoyennes pour discuter des modalités d’accueil et pour envisager des formes de cohabitation en interpellant directement la collectivité. Un approche « par le bas », en antithèse avec une gestion institutionnelle de l’accueil, qui s’aligne sur une gestion humanitaire souvent quantitative et anonyme.
En effet, comme l’expliquait en 2004 l’adjoint aux politiques sociales de l’époque, Beppe Caccia :
la stratégie de gestion de l’emergenza face aux réfugiés […] a été depuis toujours celle de la continuité et de la projection dans le temps. L’objectif était celui de l’insertion de ces personnes dans le tissu social.
À travers des parcours de scolarisation, d’insertion professionnelle et de soutien au logement, la plupart des personnes présentes dans les deux centres de premier Accueil se sont progressivement installées sur le territoire. Et quand en 1999 le gouvernement italien, militairement engagé en ex-Yougoslavie, déclara l’urgence terminée et coupa les fonds, la mairie de Venise choisit de poursuivre son parcours d’accueil et de le faire à ses frais.
Le Projet Fontego
Cette expérience conduit la mairie à structurer davantage son dispositif d’accueil tout au long des années 1990 et 2000. En 2001, Venise mit en place le Projet Fontego : trois centres d’accueil, avec une capacité d’environ 110 personnes ouvrent sur le territoire de la Sérénissime.
Les demandeurs d’asile, en souscrivant un contrat avec la mairie, bénéficient d’un accueil de six mois. Soins, aide administrative, cours, leurs sont prodigués dans une optique d’insertion tout en leur permettant de tisser des liens avec des locaux. Ils participent à des laboratoires de musique et de théâtre, à l’ouverture d’un « café Exil » et aux activités de la Mostra del Cinema…
Les difficultés financières qui ont affecté plusieurs villes italiennes à partir de 2010, conjuguée à l’approche « d’urgence » adopté au niveau national en matière d’accueil en particulier à partir de 2011, ont progressivement marqué une régression du fonctionnement du dispositif d’accueil vénitien.
En juin 2015, cette involution s’achève avec un nouveau maire qui au lendemain de son élection déclare « stop aux migrants » et qui en décembre 2016 propose la création d’une « citadelle de la pauvreté » pour ressembler les sans domicile-fixe.
La mémoire de la ville
Malgré tout, le projet Fontego continue d’exister, rappelant la dimension hospitalière de Venise. Le nom même marque une volonté explicite de se référer à un passé évocateur.
En effet, le Fontego est une des formes architecturales typiques de l’accueil à Venise (Fondaco-fonduq : فندق). Les Fonteghi, dont la création remonte au XIII siècle, étaient des espaces de transit et de résidence temporaire destinés aux étrangers, en particulier commerçants dont le séjour était réglementé par la Serenissima.
Faire appel à cette tradition dénote la volonté de s’appuyer sur un passé d’ouverture au monde pour légitimer l’engagement « récent » en matière d’accueil de migrants. Selon une narration qui mélange histoire et mythe, Venise aurait été fondée en 421 dans la lagune par des « réfugiés » ante litteram, les populations du littoral menacés par les « invasions barbares ».
Ce travail d’auto-narration de la ville trouve pourtant dans son parcours des signes de contradiction implicite dans l’organisation de l’espace public et de la vie d’une communauté face à l’altérité. N’oublions pas que Venise a aussi donné le nom, en 1516, au Ghetto, qui désigne désormais le paradigme du dispositif de contrôle et de confinement urbain.
Limites et devenir des villes-refuges
Le travail effectué par la ville de Venise s’inscrit aussi dans un réseau, notamment celui des villes-refuges, fondé en 1996 par le philosophe Jacques Derrida. Ce dernier lança explicitement un appel adressé aux pouvoir locaux pour les inciter à se fédérer et à renouveler leur tradition hospitalière.
Si aujourd’hui ce projet demeure fortement symbolique, Venise représente une expérience concrète bien que minoritaire en Italie. En effet l’autonomie des villes a été progressivement absorbée par la logique de gestion nationale, dont le « Modèle Lampedusa » reste l’illustration la plus criante.
La ville est soumise à des demandes contradictoires. Le fait de vouloir dépasser cette ambiguïté est une mauvaise utopie. Il faut lui donner une forme. La ville est l’expérimentation permanente qui donne forme aux contradictions » avertissait en 2004 le maire-philosophe de Venise Massimo Cacciari.
Plus de dix ans plus tard, les villes demeurent confrontées aux tensions générées par une gestion répondant à des logiques de contrôle étatique, et où les êtres deviennent des dommages collatéraux.
Face à une disparité de pouvoirs et souvent une divergence d’objectif entre institutions nationales et pouvoirs locaux, la grammaire solidaire, citoyenne et entre villes, reste à explorer davantage pour fonder des alternatives durables.
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Filippo Furri, Doctorant en anthropologie, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.